Le Nouvel Observateur, n°2233, semaine du jeudi 23 août 2007
Naissance d’une profession
Les femmes enceintes ne sont plus seules. Des accompagnatrices leur prodiguent soutien et conseils tout au long de leur grossesse
Mélanie se souvient de tout. De la journée de soleil et de vent frais rythmée depuis l’aube par ses contractions. De la belle lumière du soir, lors de la perte des eaux. Ce samedi 5 mai est à jamais imprimé dans sa tête et dans son corps. Arrivée à la maternité de Vitré vers 20h45, elle s’accroupit. C’est ainsi qu’elle se sent le mieux. De fortes poussées s’enchaînent. Et tout à coup sort une tête. A 21h13 elle met au monde sa seconde fille, Gabrielle, avec l’aide de trois personnes. Trois bonnes fées : son mari, une sage-femme et Gaëlle. Cette dernière n’est ni médecin, ni infirmière, ni parente ou amie. Gaëlle Buteau est doula.
Une doula, c’est un peu la mère des futures mères; le recul en plus, le jugement moral en moins. Gaëlle Buteau, 29 ans, a suivi Mélanie tout au long de sa grossesse, recueillant chacune de ses émotions, préparant son accouchement. Elle a continué de l’accompagner pendant deux mois encore après la naissance de l’enfant. «Esclave» ou «ser vante» dans l’Antiquité grecque, la doula est la toute dernière mode venue des Etats- Unis. Né à la fin des années 1970, le mouvement y est devenu très populaire depuis dix ans. Au Royaume-Uni, on compte déjà 400 doulas. En France, elles ne sont encore qu’une quarantaine à exercer. Une centaine d’entre elles sont apprenties.
«Elles apportent ce que les soignants, y compris les sages-femmes, ne font plus depuis longtemps : un accompagnement par la même personne d’une femme jusqu’à la naissance de son bébé. Elles offrent un peu d’humanité dans un trop-plein de techniques, constate avec bonheur le Dr Bernard Maria, gynécologue-obstétricien à l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val-de-Marne. En fait, elles remplacent les umamas« de l’ancien temps, les cousines ou les tantes expérimentées qui, lors des accouchements à domicile, aidaient la parturiente. Elles comblent l’isolement occidental des femmes enceintes.» Ce bénéfice indéniable pour la mère se révèle de plus très efficace médicalement, note Bernard Maria : «Plusieurs études ont démontré qu’un accompagnement permanent permet d’éviter un travail difficile, diminue le nombre d’épisiotomies, de délivrances avec forceps et réduit de moitié le nombre de césariennes.»
Mais tout le monde ne voit pas cette nouvelle activité du même oeil. Chantal Birman, cofondatrice de la Coordination nationale des Sages-Femmes, qui exerce à la Maternité des Lilas en Seine-Saint-Denis, laisse éclater sa colère : «Les doulas sont nées de notre surcharge de travail. Avec le même nombre de personnel, nous pratiquons de plus en plus d’accouchements sur de gros plateaux techniques et effectuons de plus en plus de péridurales pour réduire notre travail d’accompagnement. Du coup, les femmes qui ne veulent pas vivre un de ces accouchements à la chaîne et qui savent qu’elles ne pourront pas être suivies par une même sage- femme font appel à des doulas. C’est injuste. Et c’est dangereux, les doulas ne peuvent pas voir les problèmes médicaux. Elles sont une mauvaise réponse à un vrai problème de santé publique.»
Les doulas en sont conscientes et le répètent : elles n’ont aucune compétence médicale (elles viennent de tout milieu professionnel) et ne veulent pas devenir des bouche-trous par rapport au manque de sages-femmes. Toutes réclament d’ailleurs «une sage-femme par femme»(aujourd’hui une sage-femme peut suivre en même temps quatre ou cinq femmes en travail). Pascale Gendreau, doula à Bordeaux, estime même que «le besoin de doula traduit plutôt le manque de transmission de femme à femme que le manque de sages-femmes». Y compris dans la période postnatale : pour cette brune aux yeux verts, un bébé qui naît, c’est trois ou quatre coups de fil, mails ou SMS par jour.
Egalement connectée en permanence, Gaëlle Buteau, la doula de Mélanie, n’est pas non plus avare de son temps. Elle accompagne cinq à sept femmes par an. Pas davantage. A raison de 500 euros maximum pour l’ensemble d’un suivi, le salaire est maigrichon. Mais elle peut ainsi consacrer toutes ses soirées sur une semaine à une femme angoissée. Car, pour elle, la mission est de taille : il en va de la qualité du lien parent-enfant. Du temps où elle travaillait à l’Aide sociale à l’Enfance, cette ex-éducatrice spécialisée à la gaieté contagieuse s’était souvent demandé ce qui pourrait être fait en amont pour qu’une mère ne maltraite pas sa progéniture. «Je pense que si l’on ne ressent rien pendant sa grossesse, si l’on ne vit pas pleinement son accouchement, on peut brutaliser son enfant.» Et puis à 22 ans, la voici enceinte,«très heureuse de l’être».
Pourtant, lors de la naissance, elle se sent dépossédée par un accouchement déclenché («fallait en profiter, aucune autre femme n’était en travail !») et trop médicalisé. «Juste avant la poussée, je leur ai dit que j’avais très peur, que ma mère était décédée lors d’un accouchement, raconte-t-elle. Ils m’ont répondu que c’était il y a vingt ans, que la médecine avait réalisé des progrès depuis. Ils n’ont pas su entendre mes peurs.» Après la naissance d’Arthur, Gaëlle a fait une dépression d’un an. Pour son second accouchement en 2004, elle a donc fait appel à une doula dont elle avait découvert l’existence sur internet. Sa fille Lilwen naît à la maison : «Une expérience magnifique.» C’est l’année où sa vie professionnelle bascule : «Je ne pouvais pas ne pas donner ce que je venais de recevoir.»Gaëlle décide de se former pour devenir doula à son tour afin de«rendre les parents responsables de leur accouchement».
Entre ceux qui dénoncent l’émergence d’un système à deux vitesses d’accompagnement à l’accouchement et les sages- femmes qui y voient une forme de concurrence déloyale, l’arrivée de cette nouvelle façon d’envisager la grossesse ne se fait pas sans douleur. Mais les doulas sont vigilantes : elles respectent une charte stricte et cherchent à faire reconnaître leur profession par l’Etat. Coprésidente de Doulas de France (1), Charlotte Marchandise Fajardo prévient : «Il existe des formations qui surfent sur la vague et en profitent pour faire de l’argent.» Du coup l’association met en place, à partir de janvier, une formation de base sur deux ans. Un label déclarera «doulas certifiées» toute personne ayant suivi ce cursus et ayant été «marrainée» six mois par une doula expérimentée. Les candidates ne sont pas motivées par l’argent. Leur métier leur rapportera moins d’un smic. «Comme on le sait, sourit l’une d’elles, c’est rare que les passions paient.»
Dominique Perrin
© Le Nouvel Observateur