Libération, 2 juin 2024, par Miren Garaicoechea
Ces professionnelles proposant un accompagnement non médical durant la grossesse sont une aide précieuse pour les futures mères. Mais l’ordre des sages-femmes s’inquiète de l’absence d’encadrement de cette activité accessible sans formation scientifique, qui peut parfois devenir un juteux business.
À propos de cet article, le regard de DDF
Le titre de cet article a été modifié dans sa version papier suite à nos remarques, mais pas dans sa version numérique. Il devait être changé en « Grossesse – Les doulas, une aide en douceur et quelques doutes ». En effet, nombre de doulas font en sorte de proposer des tarifs adaptés à tous les revenus afin que leurs services puissent être accessibles à toutes et tous.
Concernant les propos « Certains sentent le bon filon », ils ont été sortis de leur contexte. Le bon filon étant celui de proposer des formations -qui se multiplient dans le domaine de la périnatalité- et pas le fait d’exercer en tant que doula, activité qui est encore bien loin d’être facilement lucrative en 2024.
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Ces professionnelles proposant un accompagnement non médical durant la grossesse sont une aide précieuse pour les futures mères. Mais l’ordre de sages-femmes s’inquiète de l’absence d’encadrement de cette activité accessible sans formation scientifique, qui peut parfois devenir un juteux business.
par Miren Garaicoechea et photo Sarah Witt
On pourrait croire à une banale conversation entre copines. Assises face à face en tailleur sur un large canapé blanc, Kristina, 35 ans, déverse auprès d’Anne, 45 ans, un flot de questions autour de sa deuxième grossesse. Quid de l’aménagement de l’appartement, de l’allaitement, du sommeil ? De la répartition des tâches avec Jean-François, son conjoint, directeur financier très pris par le travail ? Comment annoncer la nouvelle à Alexandre, son aîné, 3 ans ? «Je ne resterai que quelques heures à la maison de naissance, au lieu de trois jours à l’hôpital. J’ai besoin que les choses soient organisées», explique la mannequin avec son accent ouzbek, enceinte de cinq mois. Un carré gris impeccable entourant son visage, Anne l’enveloppe d’un regard bienveillant, en silence. D’une voix douce, le débit lent, rassurant, elle la relance parfois. Elle l’aiguille sur les différentes manières de tirer son lait, lui promet les références d’une cuisinière après l’accouchement ou d’une aide à domicile proposée par la CAF. Après l’avoir enveloppée de ses mots, Anne emmaillote lentement Kristina dans plusieurs linges couleur pastel disposés sur le sol, sur fond de musique de relaxation. Les gestes de ce soin appelé «rebozo», du nom d’un rituel mexicain, sont à mi-chemin entre l’étreinte et la danse. Kristina rouvre ses yeux verts, apaisée. «Même si j’ai un homme, je n’ai jamais assez de câlins», rit-elle. La séance d’une heure et demie est terminée, cela fera 75 euros.
Loin d’être une amie, une sœur ou une cousine, Anne est «doula», un mot grec qui désignait l’esclave au service de la maîtresse de maison. Ni sage-femme ni psychologue, sans formation scientifique, les doulas proposent contre rémunération un «accompagnement et soutien émotionnel, physique, pratique et informatif (basé sur la recherche scientifique)», définit l’association Doulas de France, créée en 2006. Elles accompagnent les grossesses, parfois des fins de vie (on les appelle alors «thanadoula»). Aujourd’hui, 223 adhérentes sont référencées par l’association. C’est deux fois plus depuis la crise du coronavirus. Epiphénomène, cette activité échappe à toute réglementation légale et inquiète l’ordre des sages-femmes, 24 000 en France, en charge de 80% des accouchements – contre l’idée reçue qui voudrait que seul un médecin obstétricien accouche les femmes.
Pour Kristina, l’envie de s’entourer est venue après une lecture sur l’accouchement naturel. Sa mère est morte, sa famille est en Ouzbékistan, ses beaux-parents ont plus de 80 ans. «Ils ne peuvent pas aider.» Il y a bien des amis à Paris «mais ils travaillent beaucoup, je ne les vois que tous les trois ou quatre mois». Elle s’est donc tournée vers Anne. Après une dizaine d’années comme consultante en politique publique, rythmées par les horaires à rallonge et les déplacements, Anne a changé de métier. «L’univers de performance me pesait», confie celle qui est devenue formatrice. Le jour J, Anne était aux côtés du couple, à la maternité les Bluets, dans le XIIe arrondissement de Paris, un établissement connu pour respecter au mieux le projet de naissance des parents. Elles ont de nouveau eu rendez- vous après. «Quand tu accouches, il n’y a plus personne pour toi. Les gens sont tournés vers l’enfant», rapporte Kristina. «Anne était là pour moi.»
«Certains sentent le bon filon»
Ce service à la personne reste réservé à un certain portefeuille. Comptez cinq à dix rencontres allant de 40 euros à 100 euros. Et 300 euros à 600 euros pour une présence lors de l’accouchement, rapporte l’association. Massages rebozo, naturopathie, «hypnonatal» (hypnose douce pour la grossesse), ateliers de chant prénatal, cercles de parole ou encore «blessingway», une cérémonie à l’approche de la naissance… Nombre de doulas proposent des services spécifiques, comme le font les «coachs périnatales» ou «accompagnantes en périnatalité». Sur Internet, le business autour des grossesses, florissant, n’est pas encadré légalement.
«Certains sentent le bon filon», regrette Yanick Revel, membre du conseil d’administration de l’association. Pourtant, pour beaucoup, il s’agit d’une activité complémentaire, qui n’assure pas de revenu suffisant. Pour se démarquer, une charte est signée par les adhérentes (un seul homme est en cours d’inscription dans le réseau). Elle limite l’aide à du non-médical, et pose une règle fondamentale : ne jamais se substituer à la présence d’un professionnel de santé le jour de l’accouchement. Plusieurs doulas interrogées ont même dû recadrer des parents leur demandant d’assurer ce rôle. «Nous ne parlons d’ailleurs jamais de patiente mais de cliente», confirme Yanick Revel. De fait, outre l’écoute, l’aide pratique qu’elles apportent parfois (surveiller un enfant pendant que la mère dort, étendre une machine, préparer les repas…) correspond aux tâches d’une aide-ménagère.
Accoucher en présence d’autres personnes est loin d’être nouveau. «Depuis l’Antiquité, une femme qui avait bonne réputation et de l’expérience aidait. Au XVIIIe siècle, dans un village en Lorraine, elle pouvait même être élue par ses pairs», note Marie-France Morel, historienne spécialiste de la naissance. Autour étaient présentes la grand-mère, la belle-mère, des amies, des voisines… «Tout un groupe exclusivement féminin la tenait quand elle était assise, lui essuyait le front, lui donnait à boire. Au moment de la poussée, elles pouvaient même parfois crier, en soutien, comme un chœur. Le groupe s’occupait aussi du linge, du ménage, de la cuisine.» La grande rupture historique intervient pour la France dans les années 50, quand l’accouchement à l’hôpital devient majoritaire. «Les femmes se retrouvent alors seules dans les maternités, coupées de leur cadre familial et amical, dans des salles de travail qui ressemblent parfois à des salles de torture.»
«Les doulas révèlent des failles dans l’offre de soins»
Il faut traverser l’Atlantique pour comprendre la genèse des doulas. «Dès 1900, dans les régions les plus évoluées de l’Est et du Nord des Etats-Unis, les sages-femmes ont peu à peu été exclues des accouchements, au profit des seuls obstétriciens», retrace l’autrice d’Accompagner l’accouchement d’hier à aujourd’hui (Erès, 2022). L’hôpital est devenu la norme, la profession a disparu. Le second tournant a lieu au cours des années 70, avec les mouvements hippie et féministe. «Des Américaines ont voulu reprendre en main l’enfantement. Plutôt que de se tourner vers des médecins, elles ont choisi et payé quelqu’un qui connaissait les paroles et les gestes qui apaisent, sans être professionnelle», reprend l’historienne.
En France, pourtant, la profession médicale de sage-femme, réglementée depuis le Consulat en 1803, n’a jamais cessé d’exister. Comment alors expliquer le recours aux doulas depuis vingt ans ? La réponse est à trouver dans la mouvance plus large du «féminin sacré», caractérisée par la recherche d’une «puissance féminine» intérieure, constate la sociologue Constance Rimlinger, maîtresse de conférences à l’université de Lille dans un article paru dans la revue Sociologie. «S’inscrivant dans une quête de sens et de réenchantement du monde, le féminin sacré présente des caractéristiques des spiritualités alternatives inscrites dans le sillon du Nouvel Age (New Age) et dans la “nébuleuse mystique- ésotérique”.» Certaines se posent d’ailleurs sur Facebook la question du sens de la réappropriation culturelle de certains rites, comme le rebozo.
Le productivisme à l’œuvre dans le secteur de la santé peut aussi expliquer cet essor. «Dans la plupart des établissements, faute de personnel, la surveillance par le monitoring remplace l’accompagnement humain. La présence accrue des doulas est significative du manque à combler», note Catherine Thomas, docteur en anthropologie dans une thèse consacrée à l’accouchement. «Bien qu’elles soient peu nombreuses en France, elles répondent, par leur présence, à une demande d’un autre type d’accompagnement et révèlent ainsi des failles dans l’offre de soins proposée actuellement.»
«Des conseils qui peuvent être dangereux»
La pression est forte sur la périnatalité en France, confirme Anne-Marie Curat, trésorière du Conseil national de l’ordre des sages-femmes : fermetures de petites maternités, baisse du nombre de postes, manque d’attractivité du métier, toujours en attente d’une vraie revalorisation… A cela s’ajoute une tendance de fond. «En France, il y a eu une hypermédicalisation systématique des naissances au nom de la sécurité. C’est devenu nuisible. Des gens rejettent le médical pour aller vers le naturel, sans trop de discernement.» L’ordre milite ainsi pour donner «le temps et les moyens de s’occuper correctement des patientes». «Elles n’iraient pas chercher des doulas si c’était le cas», estime Anne-Marie Curat.
Certaines mères optent pour un cumul des deux, une sage-femme et une doula. Laury, architecte d’intérieur de 34 ans habitant Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques), s’est détournée de sa gynécologue. «Je souhaite accoucher dans une pièce non médicalisée, sans péridurale. Le jour où je l’ai annoncé à ma gynéco, elle s’est agacée. Elle nous a dit que jamais elle n’avait envisagé ça pour ses propres enfants, qu’elle avait bossé en néonat à Bordeaux et avait vu des choses horribles.» Laury a alors trouvé une sage-femme et s’est lancée en parallèle dans cinq séances d’une heure et demie avec une doula. «Sa disponibilité me plaît, et puis je me sens soutenue. Elle n’essaie pas de me convaincre de quelque chose.»
La charte de l’association Doulas de France pose une règle fondamentale : ne jamais se substituer à la présence d’un professionnel de santé le jour de l’accouchement.
Est-il seulement possible d’écouter en étant neutre, comme l’assurent ces aides ? D’informer avec un socle initial de compétences, non diplômant, de dix-neuf jours ? «Elles donnent des conseils qui peuvent être dangereux, ou mal orienter», alerte fermement l’ordre. Parfois même, elles partagent des pratiques dangereuses, comme celle des «bébés lotus». Cette pratique ésotérique consiste à laisser le placenta relié au nouveau-né sans couper le cordon. Placé dans une corbeille, le placenta est recouvert d’herbes et de fleurs, le temps que le cordon se détache seul. «C’est une aberration. La circulation sanguine [dans le cordon] s’arrête quelques minutes après la naissance. Ne pas le couper, c’est prendre le risque d’une infection…» rappelle Anne-Marie Curat. Le choc d’une affaire datant de 2008 reste vif. En Ariège, une personne avait été mise en examen pour «exercice illégal de la profession de sage-femme». Elle s’était présentée comme doula aux policiers, comme sage-femme aux parents. Un bébé était mort. «Elle a été jugée, mais elle a simplement changé de région par la suite…» regrette Anne-Marie Curat.
Présence précieuse
Le métier n’est pas médical, c’est certain. Mais, à la bonne place, cette présence peut s’avérer précieuse. Jessie, 26 ans, responsable d’une parfumerie à Metz, a fait appel à Ambre. Trois semaines plus tard, après avoir constaté de graves malformations au niveau de la colonne et du cerveau, les médecins lui ont proposé une une interruption médicale de grossesse à cinq mois. En février, Jessie accouchait à l’hôpital par voie basse, après une injection pour arrêter les battements de cœur du fœtus. Chef d’entreprise, le conjoint de Jessie a rapidement repris le travail. Elle s’est sentie seule. Peu avant la scellée du cercueil et la crémation, Ambre lui a offert une bougie à personnaliser. «Lors de nos rencontres, j’ai pu lui dire que j’avais pris ma fille dans les bras lors de l’accouchement, lui montrer la boîte à souvenirs. Ces choses intimes que d’autres pourraient trouver glauques. Elle m’a même demandé son prénom, ce qui est tabou.» Trois mois plus tard, Jessie reçoit toujours, tous les jours, un petit message de sa doula. «Parfois, c’est juste un cœur. Parfois, un “je pense à toi”. Ça me fait du bien. Il n’y a pas que nous qui pensons à Paola.»