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Cheek MagazineLes éditions Cambourakis viennent de sortir en version française le livre d’Alana Apfel, Donner naissance. Une passionnante collection de témoignages de celles qui accompagnent les femmes dans l’accouchement outre-Atlantique.

On a tous en tête des histoires horribles d’accouchements, qu’elles nous aient été racontées par une amie, qu’on les ait vues au cinéma ou dans une série. Il suffit de voir les titres des articles récents sur le rapport concernant les violences obstétricales, commandé cet été par Marlène Schiappa au Haut conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, pour constater que ce qui se passe en salle d’accouchement est encore considéré comme « tabou ».

Alana Apfel a été doula en Californie pendant des années. Sans formation médicale, les doulas accompagnent les femmes au moment de la naissance. Aujourd’hui, elle a 27 ans et elle vit en Grande-Bretagne, où elle finit ses études pour devenir sage-femme. Ce tabou autour des violences obstétricales, autour des inégalités sociales dans la salle d’accouchement et autour de la naissance, elle voudrait les briser. Son but ? Que l’accouchement soit au cœur des conversations et que les femmes n’arrivent pas le jour J pleines d’appréhension. « Il peut y avoir une autre image que celle des films, où l’on voit une femme couchée sur le dos avec une péridurale et hurlant sur son ou sa partenaire ‘Comment tu as pu me faire ça!’! », assure-t-elle. De son expérience de doula outre-Atlantique, Alana Apfel a tiré l’ouvrage Donner naissance, qui paraît ce mois-ci aux éditions Cambourakis, en plein débat national sur les violences obstétricales. Elle y donne la parole à des doulas et des sages-femmes qui se considèrent comme des activistes et tentent de redonner du sens à ce moment de la vie des femmes. Elles y racontent leurs expériences à l’hôpital ou à domicile, elles expliquent ce que ça fait de tenir la main d’une femme sur le point d’accoucher et d’essayer de lutter pour que chacune d’entre elles ait les mêmes droits.

Le capitalisme s’est approprié l’imaginaire autour de la naissance. On a tendance à le voir dans les médias comme un ‘mal nécessaire’.

Aux États-Unis, depuis la fin des années 90, le mouvement de « justice reproductive », lancé majoritairement par des femmes noires, se bat pour changer la vision de la naissance. Cela passe notamment par une reconnaissance de ce dont chaque femme a besoin au moment de l’accouchement. « Loin d’être purement biologique, écrit Alana Apfel, la naissance individuelle résulte d’une myriade de forces raciales, sociopolitiques et économiques, structurellement produites et reproduites à travers le temps. » La couleur de la peau, le handicap, l’identité sexuelle, la classe sociale, tous ces facteurs rentrent avec les femmes dans la salle d’accouchement. Ces activistes américaines, prônant un féminisme intersectionnel, l’ont mis en lumière et ont essayé d’aider bénévolement les femmes les plus défavorisées à faire valoir leurs droits à la maternité. Dans Donner naissance, Alana Apfel laisse aussi la parole aux doulas qui travaillent en prison pour aider les femmes à mieux vivre leur grossesse.

« Un autre problème, souligne l’auteure, c’est que le capitalisme s’est approprié l’imaginaire autour de la naissance. On a tendance à le voir dans les médias comme un ‘mal nécessaire’. » L’accouchement à la maison a lui aussi mauvaise presse. On se souvient de la scène de Girls où une naissance à domicile se finissait en rapatriement forcé à l’hôpital. « La vision de l’accouchement est souvent assez traumatisante, analyse Alana Apfel. L’une des solutions, pour moi, c’est de proposer des histoires positives. Les clichés de violence et de terreur nourrissent un système patriarcal. Notre société, qui a peur du risque, nous force vers un modèle de plus en plus médicalisé. » Où l’on a tendance à se déconnecter de son propre corps.

Il ne s’agit pas de rejeter en bloc la science biomédicale, mais de poser un miroir réfléchissant sur la table d’accouchement -pour que les femmes pensent pleinement à ce qui se passe en elles.

Pour autant, Alana Apfel ne pense pas que cette reconnexion doive se faire en dehors du contexte hospitalier, même si elle est elle-même le fruit d’une naissance à domicile. « Il faut vraiment que les docteurs, les sages-femmes et les doulas puissent travailler ensemble en harmonie », explique-t-elle. Dans la postface de l’ouvrage, Geneviève Pruvost, chercheuse en sociologie, acquiesce. « Il ne s’agit pas de rejeter en bloc la science biomédicale, souligne-t-elle, mais de poser un miroir réfléchissant sur la table d’accouchement -pour que les femmes pensent pleinement à ce qui se passe en elles. » Elle note aussi que les doulas, souvent regardées avec suspicion en France, y ont été mises de côté. « En France, écrit Geneviève Pruvost, les sages-femmes n’ont pas été diabolisées au point d’être privées du droit d’exercer, l’institution médicale a bien au contraire pris en charge leur formation […] mais ont disparu les fameuses ‘femmes qui aident’. »

Dans son livre, Alana Apfel donne vie à des histoires de puissance et de force, qui replacent la femme au centre de sa propre expérience. « Quand on assiste à une naissance, explique-t-elle, on ne peut qu’être marqué par le pouvoir et la force qui se diffuse, surtout quand l’environnement est positif et lui permet de se sentir autonome. Si on arrive à créer ces environnements, alors je pense vraiment qu’on réussit à fissurer le patriarcat. »

Pauline Le Gall